sillons & ondoiements
parution dans “les écrits” 100/60/7
texte > chantal pontbriand
design graphique > louise marois
CHANTAL PONTBRIAND
TESTER LA MISCIBILITÉ
PORTFOLIO DE DOMINIQUE T SKOLTZ
Chaque vague se soulevait en s’approchant durivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d’écume blanche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait de nouveau, avec le soupir d’un dormeur dont le souff le va et vient sans qu’il en ait conscience. Peu à peu la barre noire de l’horizon s’éclaircit : on eût dit que de la lie s’était déposée au fond d’une vieille bouteille, laissant leur transparence aux vertes parois de verre.
Virginia Woolf, Les vagues
Une nappe d’eau en recouvre une autre. Et derrière, il y en a encore une autre
qui déferle. Et encore une autre. Ça ne s’arrête presque jamais, ou si peu. Il
arrive que l’eau soit calme. L’eau de la mer ou de l’océan, moins souvent. Ici
les vagues sont douces, très peu hautes. Quand elles se chevauchent les unes
les autres, elles forment de la mousse. Cela donne l’impression qu’elles
bouillonnent. Les molécules se séparent et se retrouvent. Rien ne se perd. Si,
quelques gouttelettes s’évaporent au moment de ce contact, il y a de l’eau dans
l’air. Il y a de l’eau dans l’air que l’on respire. Tout est connecté. Le corps
contient 65 % d’eau. Cela explique peut-être notre fascination pour Mars où
il y a si peu d’eau. C’est cela, selon ce qu’on en dit. Sans eau, il n’y a pas de
vie, et il n’y a pas de lien. Pourtant on le cherche toujours.
Dans y2o (2015), que ce soit la version vidéo ou l’installation qui porte le
même nom, Dominique T Skoltz s’attache à la question de la sensibilité et du
(des) corps. Le dispositif mis en place est celui d’un aquarium vitré dans
lequel un couple se déploie. Huit séquences y sont activées alors qu’un homme
et une femme lient et délient leur corps.
Des accessoires sont mis à contribution. D’abord, pour chacun des tableaux,
quand ils ne sont pas presque entièrement nus, rarement, une panoplie de
vêtements y apparaissent dans des jeux de rôles qui constamment se
modifient : chaussures, robes, pantalons, culottes, blouse en voile, tulle.
Parfois, les accessoires sont autres : longues bandes, bulles d’eau dues au choc
des corps ou au souffle qui s’échappe, bulles transparentes en verre auxquelles
sont attachés des tuyaux et des embouts qui permettent d’avoir de l’air pour
respirer sous l’eau, une table et une chaise qui aussi ne cessent de bouger et
de s’inverser, un porte-voix (un dispositif récurrent dans le travail de Skoltz
où le son est tout aussi important que l’image et l’image toute aussi importante
que le son. Le silence aussi).
L’eau se prête à merveille aux jeux chorégraphiques, elle soutient les figurants
qui y flottent. Ils peuvent se laisser aller ou résister à cette masse d’eau qui
les entoure, dans laquelle ils sont et se débattent pour continuer à être ce
qu’ils sont et ce qu’ils sont en devenir. Se laisser couler ou résister. Pas l’un
sans l’autre, car on ne saurait demeurer immobile dans l’eau. Il y a aussi la
question de l’apnée ; respirer. Comment faire ? Remonter à la surface, se
brancher à un dispositif qui permet un accès à de l’air, une bonbonne, ici une
bulle de verre à laquelle est relié un tuyau que l’on tient avec sa bouche, un
tuba. Combien de temps peut-on être en apnée ? Quelques minutes seulement,
alors que chacune des séquences dure plus longtemps. Ici interviennent les
technologies de l’image, le miracle du cinéma, le montage, le travail sur les
images matricielles à l’aide des technologies du jour, merveilles de l’illusion.
Comment faire durer une relation ? Compliqué.
Les vagues, ces photographies correspondraient-elles à une version cosmique
de y2o ? Ici on ne fait plus appel aux corps immergés, mais on regarde la mer.
Les vagues déferlent. Sans fin. Ce sans fin est ce que l’on retient de prime
abord. Il se traduit par la multiplicité des clichés qui montrent (presque)
toujours la même chose. Une insistance sur l’eau qui frappe le rivage, toujours
le même, toujours même. Avec un résultat toujours différent. Puis, la caméra
se rapproche. Le bouillonnement qui surgit quand les vagues et les remous
s’entrechoquent apparaît en version microscope. On s’approche de la dissection
des molécules qui à la base forment l’h2o. La miscibilité est par ailleurs une
des caractéristiques fondamentales de l’eau. C’est ce qui lui permet de former
un mélange homogène et de se fusionner avec d’autres liquides, ou des eaux
de diverses provenances, ayant diverses compositions. La miscibilité le
permet. Wiki nous dit qu’en théorie, l’immiscibilité n’est jamais complète,
mais peut l’être presque. Les corps vus dans y2o seraient immiscibles comme
miscibles. Comme les vagues, comme les eaux qui se rencontrent.
La vague est vague, elle reste un mouvement ondulatoire à la jonction des
eaux. Rien de trop précis. Rien de trop défini. Migrations (2018) explorait déjà
ce trope en magnifiant l’infiniment petit, un monde où les petites fourmis
s’activent et survivent, pullulent même. Ainsi va la vie. Judith Butler dans
Ces corps qui comptent insiste sur ce décorticage pour ouvrir sur des
puissances d’agir. Virginia Woolf en aura fait une oeuvre-monument, Les
vagues. Un livre infiniment beau et puissant. Boris Vian nous a donné
L’écume des jours dont la force et l’énergie nous traversent toujours. Ces livres
sont des porte-voix qui font écho au cosmos. Ils creusent l’infiniment sensible
et l’essence de ce qu’est la relation, le lien, sans quoi rien ne peut exister.
Les vagues se brisent sur le rivage.
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Chantal Pontbriand, essayiste, commissaire et muséologue, explore des enjeux de mondialisation et d’hétérogénéité artistique. Elle a mis sur pied de nombreux événements internationaux, fondé et dirigé la revue Parachute, publié plus de trois cents textes et une vingtaine de livres.
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