[ dominique t. skoltz : traversées ]
par Maryse Morin
Avec y2o, l’artiste pluridisciplinaire Dominique T. Skoltz poursuit sa visée polymorphique et se démarque tant dans les festivals numériques que les espaces d’expositionI. Dans le cadre de la récente exposition au centre Arsenal art contemporain de Montréal, le film devient corpus par le biais d’éléments satellites tels que sculpture, objet performatif, tirage argentique et film-installation.
Huis clos mené sous l’eau et divisé en neuf actes, y2o capte l’attention du visiteur en le soumettant au décryptage de divers fragments de discours amoureuxII qui se font écho et s’entrechoquent en temps réel. Au gré de neuf écrans, deux protagonistesIII sont mis en lumière – pour le meilleur et pour le pire – selon les neuf mouvements suivants : 01_link, 02_noeuds, 03_nerfs, 04_bulles de silence, 05_ce mortel ennui, 06_SMS, 07_unlink, 08_lâcher prise, 09_empty. Les tableaux vivants s’y manifestent sur fonds de blanc pur, puis se cristallisent sur des fonds noir oxydésIV qui soulignent la matière et les symboles de la mise en eaux troubles. Cette palette étendue de micro-inductions produit inexorablement un effet de larsen épidermiqueV qui s’intensifie jusqu’à un point de non-retour.
Do You Know How Long It Takes
For Any One Voice To Reach Another ? VI
La fécondation croisée des notions d’exposition et de performance entreprise par Skoltz a pour effet de canaliser sous forme de dialogues les oeuvres satellites issues du film y2o. Par exemple, l’espace allégorique qui circonscrit la sculpture Face à face engage le visiteur dans un vis-à-vis performatif qui prolonge la proposition de l’artiste par la parole. Ce dispositif à caractère analogue et sans détour a pour qualité première d’amplifier la voix qui est ainsi reconduite jusqu’à l’Autre. Cependant, l’effort de communication déployé par le visiteur ne garantit en rien le succès de son entreprise, tel que le démontre les oeuvres Collision 01 et Collision 02, où 20 tonnes de pression ont été assénées à chacun des mégaphones, une opération qui donne toute sa mesure au poids des mots.
Toujours dans la série “Dialogues”, le dispositif intitulé Arythmique met en scène deux porte-voix dont les battements de temps synchrones se déphasent graduellement, « brulés à vif par l’usure d’incompréhensions », aux dires de l’artiste. Formellement, chacun des haut-parleurs fut soumis à un traitement à chaud par l’entremise d’un chalumeau. Le cartel nous informe que le rythme cardiaque du visiteur qui se tient suffisamment longtemps devant le dispositif tendra – tôt ou tard – à s’harmoniser à la pulsation d’un des deux mégaphones.
The movement of time-based art towards spatial art,
the mouvement of spatial art forms towards the
performative forms of time-based art.VII
Depuis 2009, Skoltz chemine en solo et explore de nouvelles possibilités de configurations plastiques et physiques, portée par la teneur symbolique de son sujet. Comme le souligne Louise Simard du Musée d’art contemporain de Montréal, « il y a chez Dominique Skoltz une grande maîtrise et une cohérence esthétique depuis le tout début de sa pratique. On retrouve dans sa signature visuelle un travail de textures, la fragmentation de l’image et une tension retenue ».
Une approche de la variation était déjà présente dans le travail du duo Skoltz_Kolgen avec qui Skoltz a signé plusieurs installations, performances et films qui fouillent le rapport organique entre son et image. Que ce soit en Asie, en Europe, en Amérique du Sud ou en Amérique du Nord, les oeuvres de Skoltz_Kolgen se sont imposées dans le circuit des arts médiatiques et ont été présentées dans plus d’une cinquantaine de festivals, événements et musées, dont ISEA, la Biennale de Venise, Transmediale, Sonar, Némo, E-arts, Mutek, Elektra, pour en nommer quelques-uns. Aujourd’hui, l’impact de la technologie numérique sur l’expérience esthétique et artistique de Skoltz semble faire évoluer sa pratique vers un exercice qui consiste à chorégraphier les éléments à naviguer, tout en engageant la notion de corps – dont celui du visiteur – à même le dispositif. Cette notion s’étend dorénavant à l’espace de diffusion à titre de mouvement ou de passageVIII, soit le mouvement à titre de Relationscapes, tel que le suggère Erin ManningIX.
Dans une introduction au travail de la chorégraphe allemande Sasha Waltz, Peter Weibel de Ars Electronica illustre bien l’estompement des frontières entre les différents genres artistiques. Selon lui, le passage de l’action à la sculpture, de la chorégraphie à l’installation, n’est possible que parce que « la scène » s’est transformée en « médium ». C’est grâce aux collaborations de John Cage, Merce Cunningham, Jasper Johns et Rober Rauschenberg que la fusion de la peinture, de la sculpture, de la danse et de la musique deviennent éventuellement une signatureX. Un tel décloisonnement dans l’acte de création laisse entrevoir une infinie richesse de possibilités à venir.
I Le film fut primé dans le cadre d’une quarantaine de festivals dont :
17th Brooklyn Film Festival, NY
45th Tampere Film Festival, Finlande
38th Atlanta Film Festival, Atlanta
Interfilm, 30th International Short Film Festival, Berlin
42th Festival du Nouveau Cinéma de Montréal, Montréal
2014 Best Short Experimental, Albanie
ARS ELECTRONICA, Autriche
Parmi les acquisitions :
2015, y2o, Collection Majudia
2005, commande d’oeuvre : Ether (Skoltz_Kolgen), Centre Pompidou – Mnam-Cci Collection, Paris, France
2005, Silent Room, Cinémathèque québécoise, Montréal, Canada.
II J’effectue ce lien avec le livre Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes à titre de matière et phénomène où « le corps et la chair sont décrits comme le chemin de cette altérité d’autrui ». Roland Barthes, OEuvres complètes, tome V, p.13, Éditions du Seuil. Skoltz emprunte par ailleurs le dispositif fragmentaire afin de structurer y2o, un peu à la façon d’un retable.
III Jacques Poulin-Denis, danseur et Vanessa Pilon.
IV Willem Kalf, Nature morte avec coupe en porcelaine de Chine, 1662, Amsterdam; Agnolo Bronzino, Lucrezia Pianciatichi, vers 1540, Florence; Jan Van Eyck, Les époux Arnolfini, 1434, Bruges.
V Parmi les réalisations de Skoltz_Kolgen, Marie Lechner du quotidien Libération souligne cette dimension épidermique du duo Skoltz_Kolgen : Libération, mercredi le 26 septembre 2007, Paris, France.
VI Cette phrase de la poète américaine Carolyn Forché fut adoptée par Betty Goodwin pour son oeuvre How Long Does It Takes For Any One Voice To Reach Another?, 1985.
VII Peter Weibel, Ars Electronica dans le livre : Sacha Waltz, installations objects, performances, ZKM | Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe, 2014.
VIII Melissa Gregg and Gregory J. Seigworth, The Affect Theory Reader, Duke University Press, 2010, p.1
IX Erin Manning, Relationscapes Movement, Art, Philosophy, MIT Press, 2009.
X Peter Weibel, Ars Electronica dans le livre : Sacha Waltz, installations objects, performances, ZKM | Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe, 2014, p.8 à 30.